LE MOINEAU, LE MIROIR ET LE GROS BOUT DE LA LORGNETTE Quand il était petit, dans les années 30 au Japon, Mitsumasa Anno vivait dans une auberge de campagne où passaient les voyageurs. Chez ses parents il n'y avait aucun livre pour enfants. C'est en découvrant les illustrés de l'époque qu'Anno se mit à dessiner. Un jour, parmi les clients de l'auberge, arriva un peintre à qui le père montra les dessins de son fils. « Ce n'est pas bon », décréta le peintre et, pour donner une leçon au petit garçon, il dessina un moineau dans le plus pur style figé japonais traditionnel. Pour Anno, ce n'était pas un dessin. Qu'on lui parle plutôt de princesses, de Tarzan et de Superman ! Dans le jardin, il s'amusait à tout regarder à la jumelle, mais en les prenant par le gros bout. Le sol lui semblait alors si éloigné du perron qu'il n'osait plus sauter une seule marche. Il aimait aussi jouer avec un miroir, posé sur le plancher à la verticale. Il y voyait des lointains, de la profondeur, un sous-sol imaginaire. « Viens voir, disait-il à son petit frère, nous sommes peut-être pauvres, mais notre maison a une cave pleine de trésors. Je vais te la montrer si tu promets de garder le secret. » Plus tard, Mitsumasa Anno, féru de mathématiques, d’astronomie, d’histoire et de géographie, devint instituteur et il découvrit l'univers impitoyable de l'éducation à la japonaise. Il quitta l'enseignement, comme il avait quitté depuis longtemps les façons de voir traditionnelles, et il consacra tous ses talents à populariser le livre pour enfants au Japon. Si « Bonjour citrouille! », « Choisis ton masque » et « Coucou, me voilà! » sont immédiatement accessibles aux tout-petits, les autres livres d'Anno ne révèlent toutes leurs richesses qu'après une longue fréquentation. « Qu'est-ce que c'est que ça ? C'est qu'une forêt ! disent les enfants deux secondes après avoir ouvert l'album « Loup y es-tu ? » - Oh ! Un oiseau ! Un mouton ! Un chameau ! » disent-ils cinq secondes après. Pour peu qu'on ne les brusque pas, et qu'on ne leur mâche pas le travail, le livre sera une source inépuisable de découvertes et d'identification des animaux dissimulés dans les feuilles et les branches (la forêt y est aussi, tout simplement, une sublime et tutélaire forêt). Avec « Ce jour-là... », on pourrait aussi jouer aux devinettes, tant l'album est truffé de références culturelles, contes populaires, personnages historiques, tableaux célèbres. Mais on peut très bien se contenter de raconter aux petits l'histoire simple de ce cavalier traversant un pays entier qui pourrait être l'Italie ou la France, sa géographie, son histoire, ses habitants, son architecture. Anno est le créateur japonais le plus imprégné de culture européenne. Comme la meilleure littérature, ses livres sans paroles comportent deux, trois, « niveaux de lecture », voire plus. Dans la forêt de « Loup y es-tu ? », une étrange anamorphose révèle soudain une tête de mort. La traversée du cavalier est aussi un adieu sans retour à la vie d'autrefois et un rappel constant de la mélancolie du voyageur qui ne voir rien de ce qui se passe autour de lui. Enfin, qu'il colle des yeux ronds à une citrouille ou détourne les chefs-d'œuvre de la peinture, Anno s'amuse : « « J'attends le jour où les enfants d'aujourd'hui seront adultes, explique-t-il. Ils iront voir des tableaux au Louvre, L' « Angélus » de Millet par exemple et ils diront : « Millet a fait cela d'après Monsieur Anno ! » Sophie Chérer. Extrait de l’Album des Albums, l'école des loisirs, 1997