Les Indiens sont encore loin
Omakayas, Petite Grenouille, vous vous souvenez ? C’était il y a six ans.
Nous découvrions le destin hors du commun d’une petite fille de 8 ans du peuple ojibwa dans les années 1850. Son nom, elle le doit à son premier pas qui fut un saut de grenouille. Omakayas revient, elle a grandi, perdu un frère, échappé à la variole et appris quelques secrets. La voilà qui doit affronter la menace d’expropriation par le président des États-Unis, et peut-être la guerre… Louise Erdrich nous livre la suite de ses aventures, dans une langue somptueuse.
Incroyable mais vrai. Les connaisseurs et les amoureux de l’histoire des Indiens d’Amérique ont pourtant fait du beau travail, depuis quelques dizaines d’années déjà (pour ne donner que deux exemples, citons la collection de livres «Terre indienne» chez Albin Michel et la série de films documentaires 500 nations de Kevin Costner, entreprise après le triomphe de Danse avec les loups). Mais promenez-vous dans les rues d’une grande ville en été, et vous tomberez immanquablement sur une pseudo-« danse du soleil » avec épouvantails emplumés, cris de commande et ronde machinale. Et un public qui se pâme : « Les Indiens, moi, j’adore ça ! » La même écervelée aura jeté à la poubelle deux heures plus tôt la moitié de la nourriture dédaignée par ses enfants. Le même incohérent se prend pour un aventurier parce qu’il brave les périls cachés dans les parcmètres au volant d’un 4x4 baptisé Terre Vierge ou autre Découverte.
Et ils croient adorer les Indiens, ces Indiens qui vivaient de chasse et de cueillette et refusaient d’épuiser la Terre en disant : « La Terre est ma mère, les champs sont ses cheveux, qui suis-je pour arracher les cheveux de ma mère ? », ces Indiens qui utilisaient le moindre osselet d’un bison abattu et s’inclinaient devant sa dépouille en le remerciant pour tout ce qu’il allait donner : peau, viande, outils, jouets. Rien de nouveau sous le soleil de la récupération. Déjà la General Motors, pas gênée, volait le nom de Pontiac, chef des Indiens Ottawas, pour en affubler un de ses premiers modèles de voitures, dans les années 1920.
Une seule consolation à cette confusion mentale : lire de bons livres. Faire confiance à ceux qui savent. Louise Erdrich est de ceux-là. Pourtant, si vous voulez lui faire un compliment, ne commencez pas par lui dire qu’elle est une Figure de la Renaissance amérindienne, ou autre Héritière des traditions, Porte-Parole de son Peuple. Dites-lui la vérité toute crue : qu’elle est un écrivain. Une amoureuse des mots, de leurs sons, de leurs sens. Et elle le prouve, une fois de plus, avec Le jeu du silence.
Non, les Indiens ne gaspillaient rien, mais c’est avec un luxe de détails que Louise Erdrich nous fait pénétrer au cœur de leurs us et coutumes, de leurs mythes et légendes, de leurs travaux et de leurs jours. De leur parole aussi. Un lexique bienvenu permet à chacun de naviguer sans peine dans la belle langue ojibwa. Qui n’aura pas envie, après avoir refermé le roman, de rebaptiser les histoires aadizookaan, l’hiver biboon, sa grand-mère Nookoo et de murmurer gizhawenimin (je t’aime) à l’oreille de sa ou de son bien-aimé ? Oui, le folklore indien, Karen Louise Erdrich connaît. Mais attention, le folklore au véritable sens du mot, qui vient de l’anglais et veut dire : «science du peuple». Ni plus, ni moins.
Les tourments de la vie, elle connaît aussi. Elle est née en 1954 à Little Falls, Minnesota, dans une famille de fortes personnalités. Son grand-père, boucher, portait, attachée à la chaîne de son gousset, la balle qu’il avait reçue dans la mâchoire pendant la Première Guerre mondiale. Son père, Germano-Américain amoureux de Mozart, avait épousé une femme ojibwa et tous deux enseignaient et travaillaient au Bureau des Affaires indiennes du Dakota du Nord. Après avoir travaillé comme barmaid et cantinière, Louise s’est lancée dans l’écriture, encouragée par Toni Morrison et Philip Roth, puis est tombée amoureuse de Michael Dorris, écrivain lui aussi, déjà père de trois enfants. Ils en ont trois autres ensemble. La série noire commence en 1991. Un fils écrasé par une voiture, un autre qui accuse le couple d’abus sexuels, leurs dénégations et leur divorce consécutif, puis le suicide de Michael, à coups de drogue et d’alcool. Louise Erdrich a traversé toutes ces épreuves avec pudeur, et par l’ultime rempart à la souffrance : la création. Une vingtaine de livres en vingt ans, tous plus majestueux les uns que les autres, Dernier rapport sur les miracles à Little No Horse, La chorale des maîtres bouchers, jusqu’à Ce qui a dévoré nos cœurs, paru l’an dernier.
Dans tous, un chant d’amour parfois désolé, jamais désespéré, à la terre qui aurait pu rester le paradis des siens, un humour à toute épreuve, une poésie que les uns qualifient de réalisme magique, les autres d’onirisme pragmatique… Et par-dessus tout, des histoires, racontées avec art et jubilation. « C’est mon but principal, toujours », avoue-t-elle. Quand elle était petite, son père lui tendait une pièce de cinq cents quant elle l’avait captivé avec une histoire de son cru. Les droits d’auteur n’ont guère augmenté mais le public s’est élargi. Encore une chose : dans les livres de Louise Erdrich, et c’est assez rare pour être souligné, les enfants sont héroïques. Patients, rusés, courageux, fiers, droits, entreprenants, révoltés, inventifs. Héroïques. Et tellement mieux compris et considérés par les adultes que sous nos latitudes qu’il nous prend parfois l’envie de demander au peuple ojibwa, par-delà le temps et l’espace, l’asile politique pour notre âme d’enfant, si aimante, si bafouée.
Extrait du catalogue "Médium" du printemps 2008