PROMENONS-NOUS DANS LES BOIS GRAVES L'île d'Hokkaïdo, au nord du Japon, est sauvage et austère, traversée de volcans et de montagnes basses. Le climat y est sibérien, les sapins noirs et les torrents glacés. La population, presque inexistante jusqu'au début du XXe siècle. C'est dans ce décor grandiose qu'est né Keizaburo Tejima en 1935 et c'est lui qu'il a choisi pour servir de cadre à ses histoires d'animaux sauvages. Si l'on recherche pour ses enfants des histoires gentillettes et rassurantes de nounours roses et de chatons enrubannés, il ne faut même pas entrouvrir « Le vol du cygne » ou « Le rêve du renard ». Car il y a la même différence, entre ce genre de livres et ceux de Tejima, qu'entre une visite à des lapins en cage et une nuit passée en pleine forêt parmi les sangliers et les cerfs, les hululements et les branches frôlées. La nature de Tejima est naturelle, c'est-à-dire splendide, mais aussi cruelle et difficile à vivre. Les cygnes migrateurs y voient mourir les plus faibles de leur famille, les renards y crient famine, les hiboux tuent dans les eaux sombres des poissons d'argent, les lièvres jadis bondissants vieillissent, leur souffle est court, leur vue baisse et leur joue des tours... La beauté fidèle de ces chroniques de la vie sauvage est servie par la technique originale de Keizaburo Tejima : ni collages, ni photos, ni gouache, ni aquarelle, aucun crayon, pas de peinture acrylique. Mais des gravures sur bois, simples, raffinées, d'une éloquence qui laisse rêveur, comme celle des vitraux. Les fonds noirs s'éclairent des ors du couchant, de la blancheur des astres, des reflets scintillants des lacs. Les tons chauds des feuillages, des pelages se détachent sur l'immensité des éléments. Les livres de Tejima ne sont pas ceux d'un illustrateur mais d'un philosophe. Car malgré tout, l'âpreté de l'hiver, la profondeur de la nuit, la morsure de la faim ne font pas peur. Au plus dur de leur effort, au plus lointain de leur course, les animaux ne sont pas seuls. Pour Tejima, en effet, dont les textes sobres familiarisent les enfants avec la majesté de la nature, «les premières expériences de la vie ne doivent pas être faites seul, mais à l'intérieur de la famille.» Le lièvre cacochyme trouve le réconfort auprès de ses petits enfants. Le renard frigorifié reprend des forces en se souvenant de la tendresse de sa mère, puis en apercevant au loin, la silhouette d'une renarde. L'ourson maladroit est guidé par sa mère. Les parents hiboux se relaient pour nourrir leurs petits. Et le fantôme du cygne perdu revient veiller les siens sur la terre promise du Grand Nord. Sophie Chérer. Extrait de L’Album des Albums, l’école des loisirs, 1997.